LE STYLE VESTIMENTAIRE DOIT-IL FORCéMENT éVOLUER AVEC L'âGE?

Avoir plus de 30 ans et toujours envie de porter des sneakers à plateforme, un coupe-vent vintage multicolore et une banane, c'est le quotidien de nombreux jeunes adultes, qui se sentent parfois en décalage avec leur âge. Sentiment d'être déguisé, de paraître immature... Il est souvent difficile de s'habiller en jonglant entre goût personnel, volonté de «rester dans le coup» et injonction à se vêtir selon son âge.

«Récemment, j'ai voulu essayer des habits à la mode dans un magasin. Sur cintre, ça me plaisait, mais quand je me suis regardée dans la glace, ça faisait vraiment ado, j'avais l'impression d'être déguisée en jeune», raconte Claire, 29 ans, étudiante en école de kiné. Rester fidèle au look de sa jeunesse est pourtant fréquent, même chez les générations les plus avancées.

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Selon Lucille Renié et Christine Lombard, les autrices du livre Chic! – Le guide qui donne du style, il est courant de garder le même style et la même personnalité vestimentaire toute sa vie, en ne les faisant évoluer que subtilement. «Au fond, le style n'évolue pas vraiment avec l'âge, interprète Lucille Renié, fondatrice du site de coaching mode L'épingle du je. Mais on adapte sa façon de s'habiller à son âge et aux différentes étapes d'une vie. La baba à 20 ans restera une bohème soft avec l'âge.»

Nouveau look pour une nouvelle vie

Certains moments clés de la vie marquent tout de même un changement de style, souvent de manière presque automatique. «Le vrai changement vestimentaire s'opère au moment du premier emploi pour deux raisons: le pouvoir d'achat et l'influence du milieu professionnel dans lequel on évolue, précise la journaliste de mode. Il y a des codes dans tous les secteurs et l'on est forcément influencé. Le deuxième grand changement, c'est quand on quitte la vie active. Moins d'obligations, plus de temps chez soi.»

Avec l'âge, le style a tendance à s'alléger, se simplifier, devenir moins extravagant. Comme si avancer dans les années impliquait une sagesse et une sobriété censées être perceptibles. «Il y a une exigence sociale qui pèse notamment très fort sur les jeunes, souligne Marie-Pierre Julien, anthropologue et sociologue à l'université de Lorraine, dont les recherches se penchent en particulier sur le passage de l'adolescence à l'adultéïté. La société passe son temps à leur imposer d'avoir un comportement et une apparence adulte dès qu'ils entrent dans la vie professionnelle, passent le permis ou cherchent un appartement. C'est une exigence de maturité qui passe par l'allure. Car comment voulez-vous évaluer la maturité de quelqu'un? Les vêtements sont la chose la plus évidente.»

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S'habiller en fonction de son âge est alors synonyme de maturité sociale, un critère de jugement de sa personnalité et de son sérieux. «C'est vrai que je m'autocensure. Je vais adopter une tenue plus neutre quand je vais en cours ou dans le monde du travail, concède Claire, qui ne se sent malgré tout pas en décalage avec les élèves vingtenaires de son école. Tout le monde s'habille de façon lisse, tout le monde est conditionné à ne pas trop sortir du rang et à rester dans les normes.»

Surtout, l'évolution du style dénote d'une volonté de s'intégrer à sa génération, dans une société où se sentir appartenir à une catégorie est valorisant et rassurant. «La validation vient des pairs, des collègues, des employeurs, de la société, souligne Marie-Pierre Julien. C'est fatiguant, car il faut constamment saisir les bonnes normes en fonction des situations: au travail, chez soi, avec ses amis ou en famille.»

Le poids des normes

Pourtant, selon la chercheuse du Laboratoire lorrain de sciences sociales, il est par définition impossible de s'habiller en fonction de son âge. «L'âge combine quatre éléments: il y a l'âge calendaire, l'âge physiologique, l'âge psychologique et l'âge social, résume-t-elle. On est constamment en train de faire des faux pas puisque ces catégories très différentes ne peuvent pas se coordoner. Par exemple, on peut faire jeune ou on peut faire vieux, donc la synchronisation ne fonctionne plus.»

Ces catégories culturellement construites font peser sur les individus une injonction à s'habiller de telle manière à tel âge, tout en les condamnant à ne jamais être dans le bon tempo. Correspondre à son âge n'est ainsi qu'une norme sociale et morale, sans que le goût n'intervienne d'après la sociologue.

«Bourdieu a montré que le goût n'existe pas. Il n'y a en réalité aucune raison objective de s'habiller différemment quand on a 16 ans ou 80 ans. Mais on sait bien que socioculturellement, des normes pèsent sur nous et en particulier sur les femmes ou les milieux sociaux les moins aisés. Plus on a du pouvoir, plus on s'habille comme on veut.» Des rockeurs sexagénaires vêtus comme des ados choquent de fait assez peu, leur statut leur permettant de s'affranchir de ces normes.

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Si Sophie, 66 ans, apprécie les vêtements excentriques, elle ne s'autorise quant à elle pas ces looks hors-normes, qu'elle juge réservés aux plus jeunes. «Je ne veux pas tomber dans le ridicule et passer pour une folle, affirme la retraitée. L'air de rien, les normes sociales infusent dans la tête et on s'empêche des choses.»

Se voir habillé comme les générations d'en dessous peut en effet provoquer un sentiment d'infériorité et un besoin de se justifier. «C'est comme si on se sentait pris en défaut de maturité, constate Marie-Pierre Julien. On est dans une société qui exige de nous une vérité, celle de la concordance parfaite entre notre âge et nos vêtements, sinon il faut se justifier, alors même que nos sociétés s'affirment comme libertaires.» Pour autant, ce sont aussi ces faux pas, ces ratés, qui permettent de prendre conscience de l'âge que l'on a. «Soit on les revendique, soit on les corrige au regard de la société», conclut ainsi la sociologue.

«J'aime bien certaines pièces, mais je serais mal à l'aise avec»

L'autre donnée clé dans l'évolution du style réside dans le rapport au corps. «Il y a un changement du corps au fil du temps qu'il serait ridicule de nier, affirme la journaliste Lucille Renié. À partir de 50 ans, les vrais changements arrivent, dont la ménopause, et c'est vraiment le moment où l'on peut se sentir perdue.» Elle conseille ainsi d'éviter les vêtements trop courts, trop moulants mais aussi ceux trop larges.

Si les évolutions physiques obligent les femmes comme les hommes à modifier leur garde-robe, c'est toutefois aussi à cause de contraintes sociales, intégrées par la grande majorité d'entre nous. «Avoir des tenues punk ou des jupes courtes à 60 ans, ça ferait limite vulgaire, soutient ainsi Valérie, 62 ans et fraîchement retraitée. Je trouve ça plus harmonieux de ne pas s'habiller comme une femme de 20 ans à mon âge.»

Un constat que regrette de son côté Sophie. «C'est vrai que je me censure en fonction de ma morphologie. J'aime bien certaines pièces chez les jeunes, mais je serais mal à l'aise avec. Je trouve ça vraiment dommage de ne pas s'habiller comme on veut alors que l'acceptation du corps est aujourd'hui au centre des réflexions et plus évidente qu'à mon époque.»

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Une frontière en voie de disparition?

Au gré d'une mode de plus en plus intemporelle, les différences de style entre les générations s'estompent pourtant de jour en jour. «L'âge où le virage s'amorce recule de plus en plus, admet Lucille Renié. Mères et filles peuvent toutes les deux porter un jean, mais chacune le sien. La mode actuelle effectue un retour aux intemporels et a donc tendance à gommer les différences.»

Marie-Pierre Julien introduit malgré tout un rapport de genre et de pouvoir dans cette dynamique. «Aujourd'hui, clairement, les pièces peuvent être plus communes aux parents et aux enfants que pour la génération précédente. Mais c'est un facteur marketing, comme avec les pubs qui mettent en avant les vêtements mère-fille, ça ne s'adresse pas à tous les publics.» Selon elle, les classes supérieures avec un capital économique et culturel important peuvent ainsi plus se permettre de porter des pièces «jeunes» ou «vieilles», car de marque.

Malgré tout, dans les rues des grandes villes pullulent des adolescents portant des mocassins et des quinquagénaires aux baskets colorées. Même les plus réfractaires aux enchevêtrements entre les âges adoptent les pièces de la génération précédente ou de la suivante. «Par rapport à mon époque, où la génération de ma mère était habillée de manière très classique et très mémère, le style est aujourd'hui plus fondu entre les âges, constate Sophie. Quand j'étais jeune, les mères de famille ne portaient certainement pas de jean ou de baskets!» Pas question, néanmoins, de mettre un crop top à 60 ans. L'âgisme et le jeunisme ont encore de beaux jours devant eux.

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